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Le chomage
Julie, la quarantaine, recherche activement un emploi
depuis quatre mois.
Elle
raconte son combat quotidien
Cela fait 127 jours
que je cherche du travail. Quatre mois et cinq jours que j’épluche
des annonces, plusieurs centaines depuis le début de cette quête
du Graal. Que j’identifie des liens, réels ou fictifs, entre
ces offres et mon vécu. Que je mets le plus grand soin à rédiger
des candidatures, me disant qu’il n’y a pas de raison, que
l’une d’elles va forcément aboutir.
Que je m’astreins, dès le matin, à la gymnastique rébarbative de l’offre et de la demande, offre-demande, jusqu’à en vomir, pour me persuader qu’un tel acharnement finira peut-être par payer.
Que je relance à coup d’e-mails brefs et pleins d’entrain – ces gens-là ont peu de temps pour vos petits problèmes – d’anciennes connaissances professionnelles devenues soudain très distantes.
Que je poursuis, désormais convaincue que rien ne marchera jamais, le rituel stakhanoviste : curriculum vitae, lettres de motivation, curriculum, lettres, curriculum, lettres...
97 envoyés à ce
jour. |
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Quatre mois, ce n’est rien
Quand on aime, on ne compte pas, rétorqueraient certains esprits
taquins dans le souci louable de dédramatiser. Cela ne me fait même
pas sourire. Dans la guerre à l’emploi, avec l’estime
de soi, l’humour est la première victime collatérale.
La notion du temps arrive juste après.
Quatre mois, mais ce n’est rien à l’échelle d’une
vie ! vous diront, rassurants, pragmatiques ceux qui sont à couvert,
loin du champ de bataille. Les mêmes vous soutiendront que plaie d’argent
n’est pas mortelle, mais pesterons pour un salaire versé un
jour après la date. La clé, vous diront-ils, est de prendre
son mal en patience.
Et ils ont raison. Quatre mois ne représentent rien, en tout cas
dans une vie humaine née de ce côté-ci de la planète.
Ramené à l’existence de certains parasites auxquels
on nous assimile parfois, ou du hamster dans sa roue, notre double émotionnel,
l’argument devient discutable.
Tickets resto, coups bas et pots d’adieu
Moi qui, selon les statistiques, me situe au milieu du gué, constate
qu’un jour de plus dans cette situation n’est rien d’autre
qu’un jour de trop.
Ceux qui prétendent le contraire ne l’ont jamais vécue
ou bien mentent une fois repassés de l’autre côté du
miroir, dans l’univers des « actifs » comme on les appelle – par
opposition aux passifs ? – : celui des mails, des plannings, des
réunions de bureau, des week-ends tant attendus, des tâches à accomplir,
des agendas griffonnés, des objectifs à tenir, des performances à atteindre,
des téléphones portables et fixes qui sonnent sans relâche,
des fax, de la machine à café que l’on nourrit de pièces
jaunes, des échelons à gravir, du gratin de poisson le vendredi
au self, des RTT, des délais de livraison, des congés désirés,
de l’évaluation annuelle, des médisances à la
pause clope, des deadlines, de la compétition, des formations qui
ne servent à rien, de la concurrence, des cotisations, des Tickets
restaurant, des coups bas et des pots d’adieu, au rythme pendulaire
des fins de contrat, des retraites, retour à la case départ
ou départ à la casse.
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«Vous faites quoi dans la vie ? »
Revenus à la vie – active –, ils s’empresseront d’oublier
la partie de poker
avec LA question piège, celle qui, maladroitement
esquivée
ou honnêtement répondue, trace la ligne de démarcation
entre eux et les autres,
masse informe et honnie, fuyant le couperet du « Vous
faites quoi dans la vie ? »
Ils enfouiront jusqu’à la pensée
du gouffre, par trop vertigineuse.
Mais revenons à l’objet de ma croisade. Si j’avais le cœur
aux mauvais jeux de mots,
je dirais que ces 127 derniers jours, je n’ai
pas chômé.
Mes efforts ont payé, du moins au début.
Dix-neuf accusés de réception automatiques ont confirmé que
mon e-mail
ne s’était pas égaré dans les limbes
d’Internet.
Par la suite, huit lettres types m’ont informée
que malgré toutes ses qualités,
ma candidature n’était
pas retenue et m’ont souhaité bonne chance
pour la suite de mes
recherches.
Bien qu’impersonnels, ces courriels envoyés au nom du département
des ressources humaines – que j’avais rebaptisé en mon for
intérieur
le département des ressources inhumaines –
m’ont
inspiré une sorte de joie morbide.
J’ai remercié l’expéditeur anonyme
A chaque fois, j’ai songé avec gratitude à l’être
humain qui, derrière son clavier,
consacrait les quelques secondes nécessaires à l’envoi
de ces messages de refus.
Cela m’a tellement émue que j’ai
aussitôt remercié l’expéditeur anonyme
pour sa réponse
négative. Il faut savoir se montrer beau joueur,
ressassent les experts
en recrutement.
Beau joueur ET stratégique. Savoir offrir à l’employé RH
sa ration de courtoisie humble,
alléger sa culpabilité sans avoir
l’air de le forcer à vous rendre la monnaie de la pièce.
Exercice périlleux mais indispensable…
Allez savoir si un jour,
cet employé dont vous ignorez jusqu’au nom
ne se souviendra pas
du vôtre lors d’un futur recrutement, pour placer votre CV
en haut
de la pile. Je me suis mise à croire en l’existence d’une
connexion possible.
Cramponnée à cette chimère, j’ai
tenu bon dans ma tranchée.
Jusqu’au début du troisième
mois.
A partir de là, les choses ont commencé à changer sur
le plan des interactions professionnelles.
Je n’y ai d’abord pas
prêté attention tant ce glissement
s’est opéré de
manière progressive, presque en douceur.
D’assez rares, les retours
(négatifs) sur mes courriers sont devenus
quasi inexistants pour finir
par s’interrompre complètement.
Peur de la contagion ?
Dans le même temps, ma cadence de recherche n’avait pourtant pas
fléchi.
Encore plus incompréhensible, j’ai également
cessé de recevoir des messages
n’impliquant pas d’intervention
humaine.
Sans ces accusés de réception automatiques, une nouvelle
forme de poison
s’est infiltrée dans mon quotidien : et si mes
candidatures restaient
lettre morte non par manque de pertinence, mais parce
que nul n’avait
vent de leur existence ? Ce doute a viré à l’obsession,
puis j’ai fini par comprendre.
L’explication était limpide. Si nul ne me répondait plus,
c’est que j’avais été effacée.
Sans même
m’en rendre compte, j’avais rejoint la foule. Cette foule énorme,
gigantesque,
vous la croisez tous les jours. Elle déborde des trottoirs,
sature les artères principales.
Surtout, elle ne cesse d’enfler comme un animal mort, autrefois puissant,
désormais réduit à un amas de pourriture. Un éléphant à terre,
sans défense.
Pourtant, vous ne la voyez pas ou prétendez ne
pas la voir. Peur de la contagion ?
C’est une chose que je peux comprendre.
Moi-même ai cru pouvoir lui échapper.
Jusqu’à grossir à mon
tour la foule des « effacés ».
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